L’enjeu principal de la deuxième saison de «The White Lotus» était censé être l’identité de la personne décédée à la fin, mais la question la plus pressante qui sembla éclipser ce mystère fut la tenue bizarre de l'héroïne Portia.
Le personnage de Haley Lu Richardson, qui a récemment obtenu son diplôme universitaire, a été présenté vêtu d’un gilet chartreuse et aigue-marine, avec un choker. Plus tard, elle a été vue dans un maillot de rugby Tommy Hilfiger qui ne correspondait pas du tout à son pantalon de lin à cordon. Elle portait également un haut de bikini imprimé zèbre avec un pull arc-en-ciel et une chemise Lee Pipes. Les gens sur Twitter ont beaucoup réagi sur ses choix vestimentaires.
Les téléspectateurs plus jeunes et plus intéressés par la mode ont fait valoir que les tenues de Portia avaient du succès, tandis que les téléspectateurs plus âgés les trouvaient déroutantes.
D'après le magazine de mode Harper’s Bazaar, «Portia est le personnage le mieux habillé de la télévision», tandis que le «New York Times» a déclaré que «ces ratés vestimentaires sont savamment orchestrés, pour faire le buzz». La créatrice de costumes de l’émission a expliqué dans une interview que le personnage de Portia est fortement influencée par TikTok, alors ils voulaient la montrer en train de faire de son mieux et de suivre une variété de tendances actuelles.
Johnny Cirillo, le photographe de street style derrière le populaire compte Instagram @watchingnewyork, avait remarqué des choix de mode audacieux et colorés sur les jeunes dans les quartiers les plus branchés de New York pendant des mois, avant qu’ils ne deviennent largement visibles à l’écran en Amérique. Cirillo dit qu’avant la pandémie, il voyait plus de tenues monochromes, telles que le beige de la tête aux pieds, le blanc ou le noir. Après la pandémie, il a vu des tenues beaucoup plus bruyantes et accrocheuses, avec des plis et des motifs qui rappellent les années 1990, ainsi qu’une explosion de roses chauds, de bleus électriques et de rouges vifs. Il a également remarqué que plus de peau était montrée, avec des soutiens-gorge portés comme hauts et des vêtements transparents de plus en plus courants. "
«Pour beaucoup d’Américains, Portia a été leur première introduction au sens de la mode de la génération Z. Avant la pandémie, les milléniaux étaient encore la principale force motrice de la mode, tandis que les membres les plus âgés de la génération Z commençaient tout juste à devenir des consommateurs indépendants. Maintenant, alors que les Américains sortent de la pandémie, ils voient la génération Z prendre les choses en main et enfreindre les règles traditionnelles de la tenue vestimentaire des adultes. Ils mélangent et assortissent des motifs, des couleurs et des silhouettes de manière inattendue et montrent des parties de leur corps qui étaient déhabitude cachées. Les jeunes branchés dans les rues des villes à travers les États-Unis sont différents d’avant, avec des adeptes d’Ella Emhoff, une remplaçante de Kylie Jenner en herbe. Ils sont sortis de la pandémie en se sentant à la fois euphoriques et blasés, prêts à reprendre leur ancienne vie et à perturber le statu quo. Comme le dit Cirillo, «je pense que les gens sont sortis de leur coquille.»
McClendon est une experte des pantalons cools aux États-Unis, ayant écrit un livre à leur sujet intitulé «Denim: Fashion’s Frontier» en 2016. Elle a donc été surprise lorsqu’elle a quitté son refuge pandémique et a commencé à enseigner la mode à l’Université St. John’s dans le Queens, pour constater que son pantalon n’était plus considéré comme à la mode.
Lorsque l’ancienne conservatrice du Museum of the Fashion Institute of Technology, âgée de 36 ans, a commencé son cours en discutant du denim avec ses élèves, elle s’est vite rendu compte que son propre style n’était plus à la mode. Ses élèves lui ont dit que les coupes amples, les ceintures basses et les jambes larges, étaient idéales, avec suffisamment de tissu pour recouvrir les chaussures. On est loin du pantalon mince, taillé et coupé à la cheville de McClendon, qui était son look professionnel de prédilection. En écoutant ses élèves et en regardant leurs vêtements, McClendon s’est rendu compte que «mon pantalon n’est tout simplement plus à la mode».
Bientôt, McClendon a vu un mélange de styles apparemment aléatoires partout où elle regardait. Les choix vestimentaires de ses élèves étaient durs, bruyants et étranges, combinant souvent des articles minces et délicats avec des articles comiquement surdimensionnés. Pour McClendon, le corps étudiant dans son ensemble ressemblait à un pastiche bruyant de styles de la fin du 20e siècle. Il y avait des minijupes, des robes slip, des hauts de soutien-gorge portés avec des blazers gigantesques, des bottes et des mocassins imposants à semelle de corne, des jupes pour hommes, des poches cargo pour femmes et des articles économes de toutes les couleurs, formes et époques. McClendon décrit ce style comme «un costume né de la rencontre d'une femme d'affaires et d'un ouvrier de la construction». Et puis il y a aussi un aspect grunge des années 90. Avant d'ajouter : «il y a quelques années, si vous m’aviez demandé, j'aurais dit que ce genre de style ne reviendrait jamais.»
Avant la tendance actuelle de la mode audacieuse et colorée, le style était plus monochrome et modeste, avec des articles populaires tels que les « jeans mom », les cols roulés, les silhouettes androgynes à coupe droite et une convergence entre la mode masculine et féminine. Même les crop tops étaient relativement émoussés, les tours de taille élevés de ne révélant alors qu’une petite partie supérieure du ventre.
Après la pandémie, montrer des parties du corps comme les nombrils est à nouveau à la mode. Le sex-appeal et l’expression de genre font également leur retour, la mode masculine et féminine redevenant distinctes et ne se limitant plus à un genre particulier. Selon McClendon, «ce que nous voyons, ce sont des vêtements que nous considérerions généralement comme hyper-genrés», mais ils sont portés d’une manière qui remet en question les rôles traditionnels de genre. Les exemples incluent les robes de Steve Lacy et Lil Nas X, les jeans amples d’Emma Chamberlain et les pantalons cargo de Bella Hadid et Kaia Gerber.
Les styles quotidiens de nombreux jeunes sont un mélange d’articles traditionnellement féminins et masculins. Brenna Gentner, une étudiante de première année de 18 ans à la Parsons School of Design de Chandler, en Arizona, dit que «quand je me réveille le matin et que je me sens provocante ou sexy et confiante, je voudrais porter quelque chose de plus féminin. Les jours plus décontractés, je préfère les styles plus masculins pour le confort.»
Le jour de son interview, Gentner portait un haut de lingerie en dentelle rouge par-dessus une chemise économique Ed Hardy. Elle explique qu’elle «voulait vraiment prendre ces pièces de lingerie, leur donner un nouveau sens, et être sexy avec, dans un cadre plus public.»
Johnny Cirillo pense que les jeunes adultes des zones urbaines des États-Unis sont devenus agités pendant la pandémie et ont commencé à prendre plus de risques dans le secteur de la mode. Il dit: «les gens en révélaient un peu plus quand ils portaient leurs masques. C’était presque comme une identité secrète : eh bien, j’ai toujours voulu faire ça, mais je n’ai pas eu la confiance nécessaire pour y arriver.» En conséquence, ils ont abandonné leurs silhouettes épurées et professionnelles en faveur d’objets plus uniques et audacieuxr.
S’habiller pour l’excitation ou pour renforcer la confiance en soi, ou simplement pour ressentir quelque chose à nouveau, a été appelé «pansement dopaminergique» par Rachel Tashjian, directrice des actualités de la mode chez Harper’s Bazaar et auteur du populaire bulletin «Opulent Tips». Ditte Reffstrup, directrice artistique de la marque de luxe danoise Ganni, parle de «pansement de vengeance anti Covid». Ganni a constaté une demande pour un «look plus sexy» alors que les personnes qui ont manqué des activités sociales pendant la pandémie cherchent à s’exprimer à travers leurs vêtements.
Les marques se sont efforcées de suivre l’évolution rapide des préférences des consommateurs. Ganni a annoncé des collaborations avec des marques populaires des années 90 et 2000 telles que Levi’s, New Balance et Juicy Couture. En réponse à la tendance vers les pantalons amples, J. Crew a présenté son populaire Giant Chino (destiné aux hommes mais porté par des personnes de tous les sexes) et Everlane a commencé à vendre un pantalon drapé décontracté pour femmes (également connu sous le nom de «pantalon flaque» par Vogue). Les deux marques ont eu du mal à garder ces styles en stock, la liste d’attente d’Everlane atteignant parfois plus de 6000 personnes.
En résumé, Tashjian dit que «beaucoup de gens ont commencé à s’habiller de cette manière exubérante et expressive» après la pandémie, qu’elle définit largement comme le style de la génération Z. Elle note que même le minimalisme est devenu plus unique et excentrique, la personnalité jouant un rôle plus important. «C'est comme si on était passé de Le Corbusier à Brancusi !»
Ce style unique peut être le résultat d’une sécheresse d’inspiration de mode comme jamais vu dans les temps modernes. L’historienne de la mode Kimberly Chrisman-Campbell, auteure de «Skirts: Fashioning Modern Femininity in the Twentieth Century», note qu’en 2020, de nombreux canaux de communication habituels entre les designers et les consommateurs ont été perturbés. Les défilés de mode n’étaient pas disponibles, puis sont devenus trop chers pour certaines marques. Les magazines ont fermé et les tapis rouges ont disparu avec l’annulation des remises de prix. Chrisman-Campbell dit que «beaucoup d’arbitres traditionnels de la mode sont partis», laissant les gens chercher l’inspiration à de nouveaux endroits.»
Pendant les longues périodes d’isolement en 2020, Gentner, une jeune femme de 18 ans originaire de l’Arizona, a commencé à considérer sa garde-robe comme une collection de pièces pouvant être mélangées et assorties pour créer des personnages et des expériences différents chaque jour. «Récemment, j’ai aimé choisir non seulement une esthétique à la mode, mais en les mélangeant toutes ensemble.»
La musicienne et mannequin Alici Sol, 23 ans, basée à Manhattan, était une acheteuse impulsive, mais pendant la pandémie, sans événements sociaux auxquels assister, elle s’est rendu compte que beaucoup de ses achats étaient restés dans son placard sans être portés. Sol s'est alors dit : «maintenant, j’ai l’impression d’avoir trouvé mon style personnel.» Elle ajoute que dans les friperies, elle a trouvé des pièces qui, «chaque fois que je les mets, je me sens bien dedans».
Selon Sean Monahan, écrivain et cofondateur du groupe de prévision des tendances K-HOLE, aujourd’hui disparu, de nombreuses personnes réévaluent leurs choix de mode. Monahan observe que les jeunes d’aujourd’hui s’intéressent à nouveau aux objets uniques et personnels qui ne sont pas facilement identifiables ou largement connus. Vogue a récemment approuvé l’idée de porter un «sac anti-it», un clin d’œil à la tendance à rechercher des objets uniques et personnels. Monahan avait précédemment prédit un «changement d’ambiance» dans le New York Magazine, ce qu’il confirme maintenant.
C’est peut-être ainsi que les gens s’habillent lorsqu’ils sont conscients que la planète est confrontée à un avenir inhabitable et que les friperies réduisent la demande de mode rapide. Le thrifting est souvent considéré comme une option bon marché et respectueuse de l’environnement qui aide à garder les vêtements utilisables hors des sites d’enfouissement. Certaines personnes, comme les lycéens, y voient un moyen d’éviter d’être «basique» tout en étant économique.
Selon McClendon, la génération Z est un contributeur majeur du succès des entreprises de mode rapide comme Shein, qui a atteint un niveau jamais vu auparavant dans l’industrie. Cependant, il existe des contradictions au sein de cette tendance.
Peut-être est-ce simplement la façon dont les jeunes s’habillent lorsqu’ils ont été élevés par la génération X, une génération qui a célébré Kurt Cobain, le leader de Nirvana qui portait une jupe. La génération X s'est exprimée à travers des pantalons amples, des robes étriquées et des chaussures épaisses, qui font tous partie de la «disharmonie volontaire» du style grunge, selon Colleen Hill, conservatrice au Fashion Institute of Technology.
La génération X, connue pour son adoption de la mode grunge et son scepticisme quant à la sincérité du système politique, a peut-être influencé les choix de mode de la génération actuelle, la génération Z. La génération Z, caractérisée par ses choix de mode mixtes et souvent contradictoires, y compris une tendance vers des entreprises de mode rapide comme Shein et une poussée vers la récupération pour réduire l’impact environnemental, semble adopter une vision un peu cynique des échecs des générations précédentes et chercher à se créer son propre style.
Toujours selon McClendon, la mode dans la seconde moitié des années 2010 a été influencée par la prise en compte culturelle du sexisme et du harcèlement des femmes, conduisant à une esthétique plus modérée et tempérée qui est maintenant associée aux milléniaux.
Selon Tashjian, au cours de cette période, il y avait une tendance à affiner et à rationaliser la mode, en mettant l’accent sur des vêtements sobres et de bon goût tels que des pantalons lisses et des pulls en cachemire, illustrés par la marque populaire Everlane. On se souviendra peut-être de la fin des années 2010 comme d’une époque d’athleisure grand public et de styles minimalistes et neutres, populaires parmi les milléniaux qui travaillaient de longues heures à la recherche de l’épanouissement.
La génération Z est bien connue pour son dédain pour les milléniaux, en particulier son penchant pour les jeans skinny et l’utilisation sans ironie de l’emoji qui pleure. Dans un essai publié en 2021, Jude Ellison S. Doyle a critiqué les milléniaux pour leur amour d'Harry Potter et des démocrates de l’establishment, et leur manque d’ironie, de nihilisme et d’ennui qui rendrait leurs loisirs «cools».
Certains notent également que le grunge a émergé comme une réponse à l’excès, au nationalisme et à l’élitisme des années 1980 par la génération X. Joan Juliet Buck, la rédactrice en chef de Vogue Paris à l’époque, a décrit le grunge comme un «refus délibéré de la beauté, de la forme, de la ligne». Il n’est donc pas surprenant que la génération Z, les enfants de la génération X sceptique, ait adopté le terme «bizarre» comme esthétique, car le grunge lui-même se caractérisait par un mélange de bizarrerie, d’enthousiasme, d’ironie et de nihilisme. De même, les différents styles de la jeunesse des années 1960 peuvent être vus comme une réaction à une société en ébullition.
Le style de mode exubérant et non conventionnel de 2022 est probablement le produit du chagrin, du désespoir et de l’épuisement, alors que la génération Z réfléchit à la perte d’années formatrices due à la pandémie et envisage un avenir sur une planète qui se détériore. Leur style audacieux et provocateur peut être considéré comme une forme de célébration hystérique face à une catastrophe imminente, semblable à un fou rire lors d'un enterrement ou au fait d'embrasser le chic de fin du monde. Certains ont appelé ce style «entropycore».
Alternativement, il se pourrait que la génération Z porte simplement ce qu’elle voit sur TikTok.
